Dans les précédents épisodes de cette série, nous nous sommes penchés sur les façons dont maître Esox perçoit son environnement. Nous allons maintenant tenter de comprendre comment il s’y adapte.
Une évolution importante de la bouche
Une femelle brochet pond en moyenne 19 œufs par gramme, soit 60 000 œufs pour une femelle de 3 kilos. De ceux qui écloront, moins d’un sur mille survivra jusqu’à l’âge adulte. Cannibalisme des petits entre eux, prédations diverses, puis compétition pour les proies exercent une grande pression de sélection naturelle. Cette sélection est le moteur de l’évolution de l’espèce : les individus qui survivent transmettent leurs caractéristiques à la génération suivante. Si à l’échelle de beaucoup d’espèces, cette évolution ne se remarque qu’au bout de millions d’années, chez le brochet, elle s’observe assez rapidement. Ainsi, entre des étangs ou lacs de la même région, on peut distinguer des différences entre les brochets. Une étude récente a montré, par exemple, que dans les lacs suédois, la taille de la bouche des brochets était corrélée à la largeur des proies. Plus les proies ont le dos épais (brèmes, carassins, perches « bossues »), plus les brochets ont développé une grande bouche, afin d’être capables de les avaler. C’est une véritable course aux armements, car les proies aussi évoluent. Comme les plus allongées sont plus vulnérables, elles vont s’épaissir… Des chercheurs ont même montré que, chez les carassins, les individus s’épaississent sur une seule génération : leur dos devient bossu dès lors qu’ils vivent dans une zone riche en brochets… ou dans l’eau d’un aquarium qui a contenu un brochet, et en présente l’odeur. Donnez à votre poisson rouge un peu de parfum de ce prédateur, et son dos deviendra plus large ! En général, dans la nature, les proies évoluent plus que les prédateurs, car risquer sa vie est une pression plus importante que risquer un repas. Mais dans le cas du brochet, on peut voir à notre échelle l’évolution du prédateur et celle de la proie, en même temps.
Des personnalités distinctes
Les pêcheurs le savent depuis longtemps, mais la science ne l’a officiellement démontré que cette année : les brochets ont diverses « personnalités ». Dans une même population, on trouve des individus « proactifs », qui ont tendance à explorer et à s’adapter rapidement aux changements de milieu, et des individus « passifs », plus calmes, qui réagissent moins vite. En 2023, une étude a démontré que les brochets « proactifs » attaquent plus facilement les leurres que leurs homologues « passifs ». Or chez les poissons, la « personnalité » est héréditaire : des études menées sur d’autres espèces ont montré qu’elle se transmettait d’une génération à l’autre. On comprend alors qu’une pression de pêche avec prélèvement pourrait changer la structure de la population, en favorisant les brochets « passifs », qui se font moins prendre… notre prédation provoque une évolution de l’espèce, d’où l’importance de limiter les prélèvements et d’imposer des fenêtres de capture. Mais qu’en est-il de la pêche en no-kill ?
Des brochets éduqués ?
Les brochets apprennent de leurs erreurs. Dans l’étude sur leurs personnalités, les auteurs ont démontré que les brochets s’éduquent aussi vite les uns que les autres, qu’ils soient « proactifs » ou « passifs ». Au bout de trois essais avec le même leurre, la probabilité d’attaque est divisée par 2. L’animal apprend plus vite à se méfier des cuillers que des leurres souples. Cependant, lorsque l’on lui présente un vif, le poisson ne semble jamais effrayé. C’est plutôt une bonne nouvelle : même s’il est pêché plusieurs fois au leurre, cela ne semble pas modifier sa capacité à attaquer les proies naturelles, donc à se nourrir. Et son « éducation » disparaît probablement au bout de quelques mois sans pêche… La pratique en no-kill, tant qu’elle est faite sans blesser le poisson, n’a donc vraisemblablement pas d’impact sur l’alimentation du brochet, selon les connaissances statistiques actuelles. Elle peut toutefois modifier son comportement (poissons plus méfiants, qui changent d’habitats après la capture). Il est alors légitime de se demander si cela impacte la santé des poissons. C’est le sujet d’une étude récente, sortie en 2021, où des biologistes de Suède, de Finlande et de Hong Kong ont analysé par suivi télémétrique le comportement de brochets pris et relâchés avant la fraie, et leur capacité à se reproduire. Bonne nouvelle : aucun impact n’a été mesuré sur les déplacements des poissons sur les frayères, ni sur les quantités d’œufs pondus. Les résultats sont formels : il n’y a pas d’impact d’une pêche en no-kill sur la reproduction du brochet.
Proprioception… un sens méconnu
On parle rarement du toucher des poissons, et pour cause : contrairement à nous, qui touchons avec notre peau, les poissons « touchent » plutôt à distance, en mesurant les vitesses de l’eau grâce à leur ligne latérale. Ce n’est pas un véritable toucher. Cependant, il existe un « sixième sens » proche du toucher, que les poissons possèdent, et nous aussi – ce sont même nos ancêtres les poissons qui nous l’ont légué – : la proprioception. La proprioception est la sensation que nous donne notre propre corps. C’est ce qui nous permet de « savoir », par exemple, si nos bras sont levés ou baissés. Elle est surtout très efficace au niveau de nos membres, et chez les poissons au niveau de ce qui leur tient lieu de membres antérieurs : les nageoires pectorales. Ces nageoires permettent à des espèces comme la perche ou le brochet de « tâter » leur environnement, en particulier des mouvements de l’eau. Chez quelques espèces marines comme le grondin ou le merlan, elles ont évolué en véritables doigts tactiles, utiles pour chercher des proies à tâtons dans la vase ou le sable !