Qui n’a pas rêvé un jour de jeter sa ligne dans les eaux du Jurassique, parmi les monstres cuirassés et gigantesques de l’époque des dinosaures ? Un de ces monstres est parvenu jusqu’à notre temps : l’esturgeon. À en croire les fossiles qui ornent les muséums, l’esturgeon était déjà là il y a cent cinquante millions d’années. Il a gobé des ammonites et vu s’éteindre les T-rex ; les plésiosaures se sont usé les dents sur ses plaques osseuses… mais lui est resté le même. Il y a encore quelques siècles, ce grand poisson régnait en maître sur tous les fleuves de l’hémisphère Nord. Le plus immense silure ferait figure de nain à côté des esturgeons de plus d’une tonne, que l’on croisait encore à Paris dans la Seine à la fin de l’Ancien Régime. Hélas, à force de barrages et de surpêche, l’animal s’est raréfié à l’orée de l’ère industrielle. Le XXe siècle a vu les 24 espèces d’esturgeon, qui avaient traversé des millions d’années sans problème, passer de rois des rivières à survivants en danger critique d’extinction. Trois ont disparu, les autres sont en sursis. Mais en Amérique du Nord, quelques cours d’eau ont vu revenir le légendaire esturgeon blanc, grâce à de fortes mesures de protection. On peut même aller le pêcher, aussi abondant et splendide qu’au temps où son continent s’appelait la Pangée, et les Américains… des diplodocus !
Une touche minuscule…
Le scion tremble à peine assez pour le remarquer. À voir cette touche minuscule, impossible de se douter de ce qui est en train de se passer sous les eaux boueuses du fleuve. Mais le guide m’a prévenu, je cours donc sur la canne. Trois tours de manivelle pour prendre le contact… et un géant de trois mètres de long perce la surface comme un missile ! Cela fait moins de 24 heures que j’ai atterri à l’aéroport de Vancouver et déjà je suis attelé à mon premier esturgeon blanc. L’esturgeon blanc est un gourmet tranquille qui remonte les eaux des grands fleuves du nord-ouest de l’Amérique pour se reproduire dans les canyons. Il se nourrit plutôt en mer, où il est insaisissable, mais lorsqu’il se rend à ses rendez-vous amoureux en eau douce, il ne dédaigne pas un casse-croûte en chemin. Pour susciter son appétit, il faut d’abord pêcher des vifs, les poissons-squaw, une espèce qui n’existe que dans le nord-ouest de l’Amérique. Sous l’œil moqueur des aigles à tête blanche, on lance donc quelques vers de terreau dans un affluent du fleuve, jusqu’à remplir le seau de ces « pikeminnows », semblables à nos blageons. Puis, un petit tour chez les Indiens s’impose, afin d’acheter le saumon de la rivière, le seul auquel notre carnassier gas ronome acceptera de toucher. Qu’on lui propose du saumon issu d’un autre cours d’eau, ou pire, du supermarché, et ses papilles gustatives, hypersensibles, nous gratifieront d’une belle bredouille.
L’attente ne dure pas longtemps
Une fois le panier-repas garni, il est temps de choisir le poste adéquat, et de s’y amarrer pour donner rendez-vous à la bête, quelque part sur le fleuve. Imaginez le Rhône en crue, mais trois fois plus large, et vous aurez une idée de ce à quoi ressemble le Fraser à l’étiage. Il faut donc tout le flair du guide pour comprendre où se tiendra l’esturgeon, parmi cette immensité tourbillonnante. Au milieu de nulle part, donc, on lance un plomb de 300 grammes, avec la tête d’un saumon ou un bouquet de poissons-squaw frétillants, et l’attente commence. En général, elle ne dure pas longtemps. L’esturgeon aime manger ses repas sur place plutôt que de les emporter. Lorsqu’il trouve l’appât, il se pose dessus, et prend son temps. Au moment où sa bouche protractile se déplie tel un accordéon pour absorber d’un seul coup sa pitance, il ne se produit qu’une touche minuscule. Puis l’animal reste sur place, à savourer son repas, durant de longues minutes. Si on ne le repère pas, il finira par sentir l’hameçon grâce à ses détecteurs de champs électriques, et le recrachera sans se faire remarquer. Mais si on le ferre à temps… « tout l’enfer se déchaînera », comme le disent les Anglo-Saxons ! L’esturgeon, c’est de la pêche au gros, en eau douce. Le premier départ n’a rien à envier à celui d’une GT ou d’un tarpon, et les sauts à la verticale lui valent le surnom de « marlin du pauvre ». Il convient d’être équipé : tresse de 150 livres, moulinet mer, canne adéquate, mais aussi un minimum préparé physiquement (le premier combat m’a valu une hernie). Sous des airs placides de poisson de fond, l’esturgeon est en fait un prédateur de courant, fuselé comme une torpille, qui bat le saumon à la course. Selon sa taille, la lutte pourra durer de quelques minutes à plus d’une heure, durant laquelle il tractera à son gré l’embarcation. Il faut tenir bon et le laisser se lasser ; avec près de 10 kg de frein et sans harnais, c’est plus facile à dire qu’à faire. Mon premier esturgeon ne se rendra qu’au bout de 30 minutes… et le suivant, au bout d’une heure !
No-kill absolu
Une fois le poisson au bateau, si la canne n’a pas cassé lors de son ultime rush sous la coque, vient le temps de le relâcher. Comme il est formellement interdit de le sortir de l’eau, trois solutions s’offrent alors au pêcheur : le décrocher le long du bateau, en saisissant son immense gueule tubulaire qui se déplie comme un tuyau de climatiseur ; l’installer sur une civière remplie d’eau (ce qui n’est faisable que s’il mesure moins d’1,50 m), ou l’échouer sur le banc de sable d’une plage. J’ai évidemment choisi autant que possible la troisième option, désireux de prendre tout mon temps pour admirer ces splendides poissons, et passer un moment en wading, avec eux. Accroupi dans l’eau, le moment est venu d’admirer cet être primitif, aux airs de monstre du Loch Ness. Les esturgeons sont un curieux mélange de haute technologie et de design préhistorique : cuirassés comme des monstres d’autrefois, et dotés en même temps de milliers de capteurs extrêmement sensibles, à faire pâlir des avions de chasse. Leurs narines en forme de tire-bouchon génèrent un flux d’eau tourbillonnant qui leur permet d’analyser la moindre trace olfactive d’une proie. Des barbillons en moustache de sheriff recouverts de papilles gustatives leur permettent de goûter les appâts à distance. Leur peau, surtout, est une œuvre d’art : les scutelles osseuses qui l’ornent sont nacrées comme des coquillages, et certaines, plus petites, ont la forme de flocons de neige. Mais ne vous avisez pas d’y toucher à mains nues : si elles sont aussi irisées qu’une lame de couteau japonais, elles sont également tout aussi tranchantes. La loi canadienne protège bien les esturgeons : la pêche ne s’effectue qu’en catch and release, avec un circle-hook sans ardillon, et sans jamais sortir la tête du poisson de l’eau. Une gestion exemplaire, qui permet aux populations locales de vivre de la pêche sportive, et aux esturgeons de se multiplier en grand nombre.
Les leçons de l’histoire
Il n’en a pas toujours été ainsi. Comme ailleurs, l’esturgeon a failli être à jamais éliminé des eaux troubles de la Fraser. Les premiers colons n’avaient d’abord pas osé s’y attaquer. Il faut dire qu’en Angleterre, en vertu d’une loi étrange encore en vigueur aujourd’hui, les esturgeons sont tous propriété royale. Les Anglais partis à la conquête de ce qui allait devenir la « Colombie-Britannique » étaient donc perplexes à l’idée de manger le bien de sa majesté. Mais l’appât du gain prit vite le dessus. Tout était bon dans l’esturgeon : sa chair, ses os cartilagineux dont on tirait des colles très fines, son cuir, mais aussi sa graisse, substitut de l’huile de baleine dans les lampes de l’époque. Les Amérindiens, qui révéraient la bête depuis des siècles, le savaient bien (la rivière Fraser se nommait même originellement Elhdaqox, mot qui signifiait esturgeon dans la langue du peuple Chilcotin). La pêcherie resta à peu près durable jusqu’à l’arrivée de la mode du caviar, à la fin du XIXe siècle. On se mit alors à cibler l’esturgeon uniquement pour ses œufs, à l’aide de lignes dormantes en câble télégraphique, remontées à l’aide d’un tracteur, une tête de cheval pour appât. Au plus fort du carnage, en 1887, 500 tonnes étaient remontées chaque saison. La population s’effondra en quelques années. Heureusement, les Américains, qui avaient déjà dévasté tous leurs gibiers à poils ou à plumes lors de la conquête de l’Ouest, commencèrent à comprendre les bases de la conservation des espèces au moment où le massacre s’étendit aux stocks de poissons. Des lois de protection furent promulguées, et l’espèce s’en sortit de justesse. L’esturgeon blanc est intégralement protégé depuis 1994. Les seules menaces qui pèsent encore sont l’urbanisation croissante de la région, qui implique la destruction des prairies immergées et autres habitats rivulaires. Les loisirs nautiques dérangent aussi les frayères en amont du fleuve. La pêche sportive, en revanche, permet de veiller sur l’animal. Études par marquage, re censements, mais aussi fortes sommes (plus de 350 000 dollars annuels) reversées aux programmes de conservation, via les licences.
Une pêche facile
Aujourd’hui, les esturgeons abondent dans la Fraser. Il suffit de regarder le fleuve quelques instants pour en voir sauter de partout, comme les carpes dans le canal de Versailles. En quatre jours de pêche sur la Fraser, j’en ai pris à chaque tentative. La bredouille est quasiment exclue et certains guides garantissent même, contre remboursement, d’avoir au moins une touche dans la journée. Il n’y a pas vraiment de sortie type, on peut très bien ne prendre un jour qu’un seul gros poisson, et avoir une frénésie de touches de petits le lendemain. Certains moments d’activité restent inoubliables, comme celui où nous avons pris 11 poissons d’affilée, de toutes tailles… dont un qui arriva au bateau avec la carcasse du saumon que nous avions fileté comme appât, qui lui sortait de la bouche ! La pêche de l’esturgeon blanc est excellente toute l’année, mais les mois d’été sont légèrement meilleurs que les autres, tant sur la météo que sur l’activité des poissons. Si la pêche se pratique uniquement à soutenir, je suis convaincu que de nouvelles techniques à vue au sondeur, inspirées de celles dédiées au silure, pourraient produire en core plus de résultats. Mais est-ce bien nécessaire, lorsque vos bras demandent grâce au bout du dixième géant du jour ? Pêcher l’esturgeon du Fraser, c’est faire un bond dans le temps à l’époque des dinosaures, ou moins loin de nous, avoir un aperçu de ce à quoi ressembleraient nos grands fleuves français comme la Garonne si on n’y avait pas massacré les esturgeons dans les années 1960. Nous y capturerions quotidiennement et toute l’année des esturgeons plus abondants et plus énormes encore qu’au Canada, car notre Acipensersturio européen surpassait en taille l’esturgeon blanc. Espérons que les programmes de réintroduction portent un jour leurs fruits dans nos eaux !
Comment y aller ?