Paris est une ville de pêcheurs. À l’origine, c’est sans doute pour profiter de l’abondance des poissons que des populations préhistoriques se sont établies en bord de Seine, il y a 40 000 ans. Le fleuve regorgeait alors de grands bancs de saumons, d’aloses, mais aussi de marsouins, de phoques et d’esturgeons ! Tous ces animaux peuplaient la capitale jusqu’au début de l’ère industrielle. Hélas, à partir du XIXe siècle, barrages et pollution les ont peu à peu fait disparaître. Dans les années d’après-guerre, la biodiversité était au plus bas et il ne restait plus que trois espèces de poissons dans les eaux parisiennes. Mais aujourd’hui, grâce aux efforts conjugués des associations agréées de pêche et de protection des milieux aquatiques (AAPPMA) et des syndicats d’assainissement de l’eau, la Seine revit. Si l’esturgeon n’est pas encore revenu, on recense tout de même une quarantaine d’espèces, l’occasion de faire des pêches d’exception dans un cadre hors du commun.
Spot olympique
Même à l’époque où le poisson avait disparu, la pêche à Paris est toujours restée populaire. En témoignent les Jeux olympiques de 1900, durant lesquels la pêche faisait partie des épreuves. Celle-ci ne fut mise au programme qu’au terme de vifs débats politiques. En effet, aux yeux de certains députés, la pêche ne méritait pas le statut de sport. Mais d’autres y voyaient au contraire un moyen d’intégrer les classes populaires dans des JO historiquement réservés à l’élite et même – point de vue visionnaire – de sensibiliser le grand public à la préservation de la vie aquatique. La compétition, qui s’est tenue sur l’île aux Cygnes, en aval de la tour Eiffel, fut un immense succès. 600 concurrents venus du monde entier ont émerveillé 20 000 spectateurs. Mais, pollution oblige, ils ne pêchèrent que des ablettes. Aucune de leurs 2 051 prises ne dépassa la taille d’une main. Quand on compare ce résultat à celui de concours plus récents, comme le championnat du monde de pêche au coup qui s’est tenu à Paris en 2001, ou les opens annuels de street fishing organisés par l’Union des Pêcheurs de Paris, on comprend à quel point la situation s’est améliorée… Les trois AAPPMA de la ville, très actives et, fait remarquable, toutes trois présidées par des femmes, ont de quoi être fières de leurs résultats, qui attirent chaque année près de 8 500 cartes de pêche annuelles, et 30 000 pêcheurs occasionnels.
Du poisson à foison
Paris est un terrain de jeu intéressant pour le pêcheur de carnassiers. Comme il n’y a ni pêche professionnelle ni consommation de poisson à grande échelle, la ville est en quelque sorte un parcours no-kill géant ! On y croise donc de belles populations de toutes les espèces. La Seine abrite une jeune mais nombreuse population de silures (record : 2,34 m), des sandres (record : 1,04 m), et d’innombrables perches, sans parler des barbeaux, des ides et des chevesnes, dont les plus gros dépassent les 60 cm. Le brochet a fait son retour plus récemment, mais les reproductions fulgurantes des dernières années augurent de bons résultats pour qui prendra le temps d’approfondir le sujet. S’il est encore peu recherché en Seine, c’est déjà la star du canal Saint-Martin, au nord de Paris. L’eau y est cristalline et la pêche très technique. Des becs nombreux mais éduqués… En bonus du domaine fluvial, des étangs (non réciprocitaires) offrent dans les bois de Vincennes et de Boulogne un cadre plus naturel où rechercher les carnassiers.
Gare au gobie
La biodiversité de la Seine s’enrichit sans cesse de nouvelles espèces. Il y a celles qui recolonisent le milieu, comme les chabots, qui nichent dans les pneus des vélos immergés, mais on observe aussi des espèces non indigènes, de plus en plus d’aspes notamment, mais aussi des gobies. Complètement absents il y a encore cinq ans, on retrouve aujourd’hui ces petits poissons d’Europe de l’Est sur tout le linéaire parisien. D’un point de vue halieutique, c’est prometteur : comme dans les fleuves belges, le gobie offrira sans doute une manne alimentaire aux carnassiers. À vos « rock stars » (Gunki) ! Cependant, c’est un véritable danger pour la biodiversité… Les crabes bleus asiatiques sont aussi de plus en plus nombreux ainsi que, parfois, des raretés exotiques échappées d’aquariums. Point d’alligators pour l’instant, mais des street fishers ont déjà pris des tilapias flowerhorn, des plecostomus et même un piranha !
Métro, boulot, pêche au gros
En skate, en transports ou à vélo, pêche de rue rime avec mobilité. Paris est le berceau du street fishing moderne, une approche qui a révolutionné le milieu de la pêche. Il faut rendre ici hommage au génial Fred Miessner, qui dans les années 2000, a eu l’intuition d’inclure la pêche dans la culture urbaine, au même titre que le graffiti et le skateboard, dans sa désormais légendaire FTF fishing school. Par une approche mobile avec du matériel léger sur des sessions de quelques heures en pleine ville, il a fait de la pêche urbaine un sport moderne, accessible à tous, mais aussi un véritable art de se réapproprier l’espace urbain comme un lieu de détente et de nature. Le mouvement qu’il a créé est plus vivant que jamais et sur tout le linéaire des cours d’eau parisiens, on croise les mercredis après-midi de jeunes collégiens de toutes les origines sociales qui traquent la perche ou le brochet, avec souvent un très bon niveau technique ! En 2021, le street fishing a même fait la une du New York Times.
Au fil des saisons
Aux habitués d’espaces plus naturels, la pêche à Paris peut sembler déroutante. Le linéaire étant canalisé, on n’y trouve pas de spots marqués. La profondeur est uniforme, constante entre 2 et 3 mètres, avec quelques rares fosses à 6 mètres. Il faut donc explorer l’architecture humaine pour comprendre où se tiennent les poissons. Piles de pont, cassures de quai formant des amortis, mais aussi embouchures d’égouts, péniches amarrées, palplanches… Comme le biotope est immense et que toute pêche en bateau ou float-tube est interdite, on ne peut pas toujours chercher le poisson où il est. Un peu comme en bord de mer, il faut donc attendre qu’il vienne à nous. C’est donc l’œil rivé sur Vigicrues pour le débit de la Seine, et sur le site du SIAAP pour la température, que le street fisher guettera les moments propices. Premier rendez-vous de l’année : les crues, grande période d’activité des sandres dans les amortis. Si les débits dépassent les 1 000 m3/s, les silures envahiront aussi toute poche d’eau abritée du courant. Au début du printemps, on les retrouvera sur les fraies de brèmes, qui ne durent qu’un ou deux jours, mais offrent de l’action en continu. Puis, à l’étiage estival, il faudra être matinal. Avant le passage des premiers bateaux-mouches, perches et silures sont en surface, pêchables à vue au popper ou au leurre à hélice. Le chevesne, lui, se dore la pilule toute la journée en bordure, mais ne vous y fiez pas : les gros sujets, souvent âgés de plus de 20 ans, sont très méfiants. Si le débit est encore bas en octobre, les derniers beaux jours donneront lieu à d’incroyables frénésies de perches, dans des boules d’ablettes qui rappellent d’immenses bancs de sardines.
Une ambiance particulière
Une fois le biotope appréhendé et le poisson ferré, reste à le sortir. À Paris, une épuisette de quai d’au moins 6 mètres est indispensable, mais aussi une corde d’escalade pour se sécuriser s’il faut descendre à une échelle ou à un quai. Il vous faudra également composer avec les passants. Aux heures de pointe, toute prise provoque un attroupement d’au moins cinquante personnes qui applaudiront à coup sûr lorsque vous remettrez le poisson à l’eau. Certains pêcheurs s’agacent facilement de ces badauds aux remarques naïves. « C’est un vrai poisson ? » « Ils ne sont pas radioactifs ? » « Vous les mangez ? » J’y vois plutôt une opportunité de communiquer notre passion au grand public et de partager nos connaissances du milieu aquatique. La plupart des gens n’ont pas idée de la richesse de la biodiversité du fleuve qui coule en bas de chez eux et il est de notre devoir de les y sensibiliser. En général, le public est très réceptif et émerveillé. Si vous préférez être tranquille, il suffit de se lever tôt. À cinq heures du matin, les quais déserts donnent l’impression que Paris est à vous. Lancer sur une chasse de perche au lever du soleil, au milieu des reflets des plus beaux monuments du monde… Quoi de plus beau ?