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Changer la donne : le billet d'Eric Deboutrois

C’est ainsi que l’on pourrait traduire le nouvel anglicisme « game changer » (prononcez « gaime changeur ») sur lequel s’interrogent les médias suite au conflit en Ukraine. Les chars, les avions, les drones ? Qu’est-ce qui fera basculer la victoire dans le camp d’un belligérant plutôt que dans l’autre?

Il serait hasardeux de comparer la tristesse d’un conflit meurtrier à la pêche… Je vais pourtant m’y risquer, en commençant par saluer la victoire des Ukrainiens aux championnats du monde de pêche à la carpe, en septembre à Pannecière. Même si les Français étaient devant au poids, les seconds ont eu moins de pénalités (avec le truchement des sous-secteurs) et sont passés devant. Enfin, c’est ce que j’ai compris. Celui qui gagne n’est pas toujours celui qui a (pris) la plus grosse, c’est souvent celui qui fait le moins d’erreurs. Lorsque la diplomatie n’a pas plus le droit de cité et que la bataille s’enlise, tous les spécialistes militaires, dont je ne suis pas, s’accordent sur le fait que la technologie peut changer le « game ». Est-ce pareil avec les carpes ?

La technologie ne cesse d’évoluer.
Crédit photo : Jérôme Bourgeot

Kaizen

Au bord de l’eau, lorsque rien ne va plus (même si l’actualité nous pousse à relativiser !), il est toujours possible de s’en remettre aux croyances. Faute à la Lune, au vent ou à son chat noir de binôme… C’est ce que l’humanité a fait pendant des siècles et continue parfois à faire. Depuis, on a conjuré ce mauvais œil. On avance grâce à la connaissance, à la science, à la technologie qui nous pousse ainsi vers beaucoup plus de facilité ; il paraît qu’il faut vivre avec son temps. Prenons un exemple on ne peut plus simple, à prime abord, celui de l’hameçon. Sûrement aussi vieux que Mathusalem, en os puis en fer, forgé nickelé et/ou recouvert de téflon, il n’a cessé d’être amélioré au fil du temps. C’est le concept de démarche qualité que les Japonais ont appelé le « Kaizen » (amélioration continue), avant même que Korda ne l’écrive sur ses cannes. En ce sens, les derniers hameçons piquent bien mieux que les premiers, tout comme les derniers avions volent mieux que ceux d’Ader ou de Vinci. Quoi qu’il faille encore savoir les faire voler ces avions, comme il faut savoir se servir d’un hameçon… Je dis cela parce qu’à l’heure où j’écrivais ce papier, la revue La Pêche et les poissons m’en commandait un autre, « très simple et en moins de deux pages » (sic) sur les hameçons à carpe. Ce serait facile de dire « prenez tel ou tel hameçon », encore faudrait-il parler du pourquoi, de l’hameçon en lui-même, de la façon de le monter, du montage associé, du matériau du bas de ligne, de sa longueur, de la nature des fonds, de la façon dont les carpes se nourrissent, de la densité de la bouillette et de l’âge du capitaine. Bref, d’expliquer son évolution continue dans le temps plutôt que de propager quelques mythes. Je pourrais faire une carte euristique, un logigramme, un tableau ou encore un livre, d’aucuns l’ont fait et très bien d’ailleurs.

Carp Fever, une édition dans laquelle on parlait pour la première fois du montage au cheveu.
Crédit photo : Media Carpe

Hoshin

Il y a un peu plus de trente ans, en 1982 exactement, Henri Limouzin faisait découvrir aux pêcheurs français l’invention de Lenny Middleton (datée de 1978) dont Kevin Maddocks avait parlé dans Carp Fever (1re édition en 1981). S’agissait-il là d’une véritable découverte ou encore d’une amélioration d’approches déjà existantes dont on retrouve trace dans des ouvrages plus anciens ? Toujours est-il que le triptyque cheveux + montage de fuite + bouillette sonnera le début d’une révolution, celle de la pêche de la carpe, à travers le monde entier. Notons que certains réactionnaires n’en voulaient déjà pas, arguant du fait que ne pas avoir à ferrer ces poissons, ce n’était plus de la pêche. Trop facile en somme, vu qu’il n’y avait plus rien à faire. Si ces préliminaires vous semblent un peu longs, ils me paraissent nécessaires pour la démonstration. Où veux-je en venir ? Au re-engineering des process, pour être très pédant (Hoshin en japonais) ou plus simplement à ce changement complet de façon de voir les choses, à ce « game changer » qui a complètement redistribué les cartes et donné les atouts et l’avantage aux carpistes sur la carpe. Je ne doute pas un seul instant que les « bons » carpiers de l’époque prenaient aussi des carpes, mais pour une de prise, combien ne se piquaient pas ? À côté de combien passaient-ils ? C’était bien là toute la démonstration de Lenny M.

Au centimètre près !
Crédit photo : Media Carpe

La "sur qualité"

Il a dû entendre beaucoup de Cassandre dire que l’on n’a pas besoin de tout cela et patati et patata… Oui et non, et quand bien même. Non, on n’a pas besoin de montages bien compliqués quand tous les paramètres nous sont favorables. Effectivement, n’importe quel bêta peut prendre des carpes (ou n’importe quel autre poisson) avec un hameçon rouillé, sur un malentendu. Je peux moi aussi pousser le bouchon. Plus factuellement, la vérité est sûrement entre les deux. Proposez-moi 10 montages différents (ou 10 mouches, 10 leurres, 10 bouillettes) et avec un ou deux seulement, je pense qu’il serait possible de prendre une majorité de carpes, je vais dire à la grande louche 8/10e de celles qui gobent l’esche. En fait, peu importe (presque) si on peut prendre 80 % des carpes avec 20 % des montages, c’est juste pour poser un jalon afin d’introduire la notion de « sur qualité ». Maintenant, je le pousse un peu plus loin : combien seriez-vous prêts à payer pour prendre 100 % des carpes ? Les Cassandre fauchés de gauche diront « pas un kopeck de plus » ajoutant que « c’est déjà bien trop cher le matos, on nous prend pour des jambons », là où ceux de droite n’hésiteraient pas à vendre leur (belle) mère au nom du libéralisme. Bon, s’il suffisait de changer d’hameçon, de bouillette ou diminués, que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Au final, ce sera toujours l’homme, espérons-le, qui décidera de ce qu’il fera de l’outil de montage, le surcoût resterait minime. Mais dans tous les cas, je vous le dis tout de go, vous n’allez gratter que quelques pourcentages si les vôtres marchent déjà à 80 %. Sauf nouvelle révolution (Hoshin, si vous m’avez suivi jusque-là).

Le Raptor Wide Gape, sûrement la plus grande avancée concernant la fabrication des hameçons.
Crédit photo : Media Carpe

La baguette magique

On cogite tous sur les montages (et sur les bouillettes) parce qu’ils ont ce quelque chose de « magique » qui concrétise ce qu’il y a de l’autre côté du miroir, l’attente en touche, le rêve en carpe bien réelle. Une fois que l’on a amélioré, ou que d’autres l’ont fait pour nous, tout ce qui était dans notre champ de connaissances de l’instant, il n’y a pas vraiment d’autre solution pour faire mieux que de sortir de ce cadre, de chercher en dehors (comme Lenny M). Je ne vais prendre qu’un exemple: la fameuse « brindille magique » d’Ali (pas Potter, Hamidi). J’aurais aussi pu parler du montage de Léon, fil conducteur de son dernier livre, du trigger rig ou bungee rig ou du recoil rig de mes amis belges, etc. (j’en parlerai probablement d’ailleurs dans un prochain article)… Mais le (bad) buzz de la brindille me semble nettement plus révélateur. Si vous n’avez pas encore suivi, je recontextualise : Ali Hamidi a quitté Korda, dont il était une des pierres angulaires, pour lancer sa propre marque, One More Cast. Or c’est trahir un secret de polichinelle que de dire, par exemple, que certains hameçons Korda ont fait l’objet d’une volée de bois vert : d’abord les Kaptor fin de fer qui ouvraient, puis les Kamakura dont la pointe ultra-piquante ne tient pas dans le temps et pour cause. Facile de hurler avec les loups. On est là dans ce que certains et probablement une grande majorité des pêcheurs appelleraient de la « sur qualité ». Qui pêche donc avec des Kaptor ou des Kamakura ? Ceux qui cherchent à optimiser le nombre de touches (au-delà du jalon purement théorique que l’on a aléatoirement placé à 80/20), en allant chercher loin à la frappe des poissons réputés difficiles dans des plans d’eau propres (puisque les propriétaires ont enlevé tous les obstacles qu’ils pouvaient), poissons qui devront être sortis avec du Nylon de 20 et quelques centièmes, et qui s’en fichent de jeter un hameçon par poisson, voire moins. C’est à la fois leur choix et leur argent, il n’y a pas grand-chose à y redire. Je pense que technologiquement on a à peu près exploré jusqu’à la pointe le domaine des hameçons (solidité, piquant, etc.). Quant aux formes, et la transition sera parfaite pour la suite, les pêcheurs ont fait le tri. On a par exemple banni les bent-hook de nos boîtes parce qu’ils tricotaient et/ou faisaient des boutonnières dans la bouche des poissons, tout comme on devrait réserver les longues hampes aux poissons les plus difficiles. Mais quand je dis ça, je sais pertinemment que tout le monde va se dire « qui peut le plus peut le moins » pour se ruer sur les longues hampes. Tout comme lorsqu’on dit de pêcher costaud proche des obstacles ou au contraire en 26/100 en dehors. Eh bien ! justement, le début de la « sur qualité », c’est aussi quand on commence à aller trop loin pour prendre un poisson. La limite ou la fin de notre propre consentement à en faire payer le prix aux poissons, ce qui va plaire aux antispécistes et aux autres haters. J’en reviens à la brindille magique d’Ali. Vous en trouverez le concept sur le Net, vidéo à l’appui. Vous trouverez aussi plein de critiques. Le hic des vidéos et d’Internet, c’est que ça ne vous pousse pas forcément à réfléchir, mais bien à gober et à prendre parti, pour faire le buzz, vu qu’au final c’est beaucoup de com’. Un peu la même différence qu’il y a entre le journalisme qui cherche à comprendre et à recouper les faits et le marketing qui est là pour vendre, quitte à édulcorer la vérité. Bref, Ali tente de « révolutionner » le domaine des montages avec un accessoire qui, une fois sous tension, déclenche un ressort qui tend le bas de ligne de quelques centimètres, et paf la carpe ! Une tapette à carpe ! « Wunderbar » (magnifique) auraient probablement dit mes amis belges qui pêchaient les carpes du Kempisch Kanaal avec un bout d’élastique roubaisien sur leur bas de ligne… Mais rien de moins sûr en fait, à en croire la bronca qui nous parvient de la perfide Albion et qui traverse désormais la Manche. Un très grand nombre de plans d’eau anglais, pour ne pas dire tous, interdisent purement et simplement cet accessoire jugé non sécuritaire pour les poissons. S’ils le disent. Je vais me faire un peu l’avocat du diable, uniquement pour pousser la réflexion : l’idée de départ me semble intéressante, peut-être que la réalisation et la gestion de la communication le sont moins ? Vu comment certains se coupent encore les cheveux en quatre pour savoir s’il faut qu’ils soient rigides ou souples, longs ou courts, je ne pense pas que Middleton ait eu tout juste dès le départ et qu’il faille enfermer Ali(days) en cage à Medrano…

Tel un catamaran !
Crédit photo : Media Carpe

Game changer

Et encore, je n’ai pas parlé du vrai « game changer », celui de ces dernières décennies : l’électronique (sa mère !). Tout a commencé avec les détecteurs, ces « bips-bips » qui nous ont valu bien des moqueries, puis avec les échosondeurs, qu’on nous a interdits en action de pêche toujours au nom de « ce n’est plus de la pêche ». Quand on voit ce qu’ils sont désormais devenus ! Là où les pêcheurs de carna pêchent en verticale les gros sandres en pélagique, nous pêchons à l’horizontale avec des caméras captant les touches en direct sur la téloche avant que le bip-bip ne bipe. Puis le GPS et l’échange de points facilité (on pourrait aussi en parler !), le couplage du GPS et de l’échosondeur avec l’asservissement du moteur électrique du bateau, la même chose en modèle réduit avec les baits boats qui « go to » seuls sur le poisson, les drones, évidemment Internet, les Smartphones, les applications et autres logarithmes qui vous disent grâce aux tables solunaires et à la météo passée et à venir si c’est un bon jour pour aller pêcher. Comme s’il y en avait vraiment de mauvais ! Demain et bien plus vite qu’on ne le pense, l’IA (pardon l’intelligence artificielle) vous dira où pêcher à telle saison en compilant les connaissances qu’elle prendra bien sûr sur le Net… Je me demande bien comment elle fera pour croiser les sources contradictoires. Comment tout le monde fera pour pêcher au même endroit au même moment ? Ce qui est certain, c’est que le pêcheur d’aujourd’hui passera demain pour un Cro-Magnon. Je ne sais pas ce qu’est la pêche pour vous. Un passe-temps, un hobby, une passion ? Notre siècle y a mis beaucoup de technologie, de science, et tout s’accélère ces dernières décennies. Vouloir changer le game ouvrira le champ des possibles pour prendre des poissons qu’on ne touchait pas avant. Jusqu’où ? Qui sera responsable, qui prendra vraiment le poisson ? Cerise sur le gâteau, serons-nous assez cons, un jour, pour envoyer des robots pêcher à notre place ? Pour citer Rabelais, un maître de l’excès, n’oublions jamais, amis pêcheurs augmentés ou diminués, que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Au final, ce sera toujours l’homme, espérons-le, qui décidera de ce qu’il fera de l’outil.

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