LES ROUTES ne sont pas du tout dans le même état que celles parcourues jusqu’ici, par conséquent le temps de trajet se voit rallongé et nous ne mettrons pas longtemps avant de nous rendre compte que l’espoir de rejoindre le lac dans la nuit n’est plus qu’un mirage. Finalement, vers 4 h du matin, la fatigue l’emporte et nous jetons nos beds au bord de la route, au milieu des multiples déchets qui jonchent le sol. Vers 6 h du matin le trafic devient plus intense et j’en ai marre de trembler de la tête aux pieds à chaque passage de poids lourd. Les yeux collés et quelques biscuits dans le bide, nous reprenons la route tout en évoquant les bruits suspects de la nuit. Explosions ? Coups de feu ? Quelques kilomètres plus loin nous tomberons sur ce qui ressemble bel et bien à une scène de crime : banderoles de police, traces au sol…
AMBIANCE GARANTIE
Malgré cela la vallée est superbe, dans le fond de celle-ci s’enchaînent des barrages étroits aux eaux bleues, la lumière du soleil levant est magnifique, le seul problème vient des déchets. On se croirait en Asie du Sud-Est. C’est désolant ! Après quelques heures de route et au détour d’un col de montagne, nous apercevons au loin une grande pièce d’eau dans une plaine entourée de montagnes. La végétation semble très variée, l’eau est couleur bleu azur, le lac semble imposant, et d’où nous sommes nous pouvons déjà deviner que c’est un barrage avec plusieurs îles et différents hauts-fonds massifs.
Ça mérite un coup d’oeil sur la carte. Ce lac faisait d’ailleurs partie de la liste initiale des lacs potentiellement intéressants, et vu que nous avons dû abandonner le projet sur le lac slovène, la décision de faire un détour par celui-ci devient une évidence. Une bonne heure plus tard, après avoir traversé une petite ville et quelques micros-villages où nous fûmes loin de passer inaperçus, nous pouvons enfin apprécier ce premier contact avec le lac. C’est juste magnifique, un mélange entre le Salagou, Saint-Cassien et Montbel. L’ambiance est typique des pays de l’Est et certaines baies me rappellent un lac dont j’étais tombé amoureux proche du pic d’Adam au Sri Lanka. Des îles, des hauts-fonds, des herbiers, des pointes et des baies dans tous les sens, de la bouffe en bordure (moules, escargots) et quelques nuages de sédiments suspects visibles à l’oeil nu en bordure.
Malheureusement on déchante très vite, les quelques objets flottants que l’on observe sont fixes et nous ne tardons pas à distinguer des campements suspects à différents coins du lac, ainsi que de gros zodiacs. Après une rapide inspection, nous comprenons que le lac est pêché, ce que confirme une brève conversation en anglo/bosniaque avec quatre marmules rouge écrevisse déjà bien alcoolisées. C’est la douche froide ! Il y a un tour-opérateur sur le lac et le droit de pêche doit être attribué par un certain MiJo, contre la somme de 10 € par tête et par 24 h… Bordel de merde, on n’a pas fait autant de bornes pour pêcher un « privé » ! La déception, la chaleur et la fatigue nous mettent un premier vrai coup au moral.
C’est dans un silence et une lourdeur encore non ressentie jusqu’à présent que nous reprenons la route vers le lac choisi initialement. Je commence à flipper en pensant à ce que nous allons trouver là-bas. Je sais déjà que les accès semblent limités et que nous n’avons pas la logistique pour parcourir de grandes distances avec l’ensemble du matériel… La journée est déjà bien entamée et j’envisage mal de passer une nouvelle nuit à l’arrache sans même pouvoir pêcher. Je sais que Franck pense plus ou moins la même chose au même moment.
Ce n’est que vers 16 h que nous arrivons enfin au lac. À vrai dire, ça fait déjà une bonne demi-heure qu’on le longe partiellement et c’est vraiment compliqué d’y accéder. Par ailleurs il semble bien plus grand que ce que j’imaginais. Après quelques tentatives infructueuses nous trouverons un accès au lac via un bidonville. C’est un peu loin des zones que nous voulions prospecter en premier et l’endroit semble un peu craignos pour laisser la bagnole, mais on en a un peu marre de faire du bricolage et l’envie de pêcher est trop forte. On charge donc les bateaux et on part à la pêche ! Sous les yeux écarquillés des jeunes (et moins jeunes) du coin, nous pataugeons dans la vase et les potamots morts. L’ambiance est spéciale et dans le fond nous savons déjà que nous faisons une connerie en laissant la bagnole ici. Le décor est dingue, le moindre accès à l’eau est pollué par l’humain. Il est facile de deviner qu’aucun permis de construire n’est nécessaire ici, et la berge autour de nous ressemble à un Tetris de constructions plus ou moins achevées, tout droit sorti d’un film d’Emir Kusturica.
L’HEURE EST À LA PÊCHE, QUELS QUE SOIENT LES RISQUES !
Les boats sont enfin chargés, on dérape direction une baie sur la berge d’en face et même si la fatigue est pesante, on ne lâche rien ! À peine entrés dans la baie, nous retrouvons un peu le sourire. C’est beau et même si nous ne trouvons pas de trace de carpes, sur les berges le cadre donne envie de pêcher. La nuit arrivant vite, nous décidons de nous poser sur une micro-pointe, dans le bras qui nous offre une belle ouverture de pêche, sur différentes pentes et différents substrats. À peine descendu du bateau, je manque de me fouler la cheville dans un trou sous les herbiers fraîchement mis à sec par le marnage. J’inspecte un peu mieux ces herbiers et je découvre que sous les potamots se cachent une multitude de gros grouinages qui, vu la taille, ont été faits par des carpes de bonne taille. En quelques secondes j’oublie la fatigue et suis reboosté à bloc ! C’est justement ce qu’il nous fallait pour nous donner l’énergie de tendre les lignes proprement pour la nuit.
Deux bonnes heures plus tard, les cannes pêchent dans différentes profondeurs avec différentes présentations. La pluie est de retour et nos abris sont montés discrètement car, on doit bien l’avouer, avec le coup du tour-opérateur sur l’autre lac, on ne sait pas trop sur quel pied danser. La nuit venue, nous avalons un plat de pâtes bien mérité, avant de tomber de fatigue chacun dans nos beds respectifs. Le lendemain, le bilan est maigre : pas un bip, pas un saut. Bref le bras semble vide de carpe et le lac continue de baisser. Après un rapide petit dèj’, nous partons trouver un poste plus ouvert sur le lac, afin de tenter de croiser des poissons qui se déplaceraient en fonction du marnage. En pleine eau, le vent nous fait rapidement comprendre que ça va être tendu de trouver des poissons à vue et que le simple fait de se déplacer s’avérera plus délicat que prévu.
Quelques rapides plongées le long d’une pointe plus tard, nous nous installons sur cette zone venteuse et ouverte qui, avec un peu de chance, nous permettra de localiser quelques mouvements de poissons. Chacun prend son temps pour s’installer, plonger et analyser la zone. Ça semble un peu mort sur le fond, mais il y a tout de même quelques traces et le poste pue la zone de passage. On n’oublie pas que ce n’est que le début de la session et que le plus important reste de localiser les fishs avant d’envisager de les attraper. Le reste de la journée se déroule paisiblement, les yeux fixés sur la surface à la recherche du moindre signe d’activité. Mais malheureusement cette soirée, ainsi que cette nouvelle nuit, s’avèrent très calmes. On débriefe : le lac nous plaît, il y a du taf et cela mérite d’y passer au minimum une grosse semaine pour trouver les poissons. On est prêts à le faire. Avant cela, il reste un point à éclaircir : la bagnole. Nous ne sommes pas très sereins à ce sujet, depuis le début. On valide l’idée de passer voir l’état du véhicule après seulement 48 h et en fonction, on s’allégera un petit peu pour être plus mobiles et aller prospecter de nouvelles zones sur le lac à la recherche de ces carpes bosniaques. Trois heures plus tard nous accostons à la mise à l’eau. Je marche en direction de Fisty. À première vue ça semble aller. Je ne distingue pas de pneu crevé, pas de vitre brisée, bref il a l’air en bon état.
Lorsque je fais le tour du véhicule et que je passe à l’arrière, je découvre avec dépit qu’il manque une vitre ! Le joint est par terre, la vitre aussi d’ailleurs et lorsque je jette un coup d’oeil rapide à l’intérieur je constate qu’il ne reste presque plus rien… Ils ont même piqué mes chaussettes ! Je fais signe à Franck de me rejoindre car l’heure est au bilan. Il est temps de comptabiliser les objets manquants et de prendre une décision concernant le futur de la session.
J’ai beau me marrer, c’est un nouveau coup au moral. Au total il manque :
- le panneau solaire ;
- le bidon d’essence ;
- le bidon de gasoil ;
- le bidon d’huile ;
- la paire de bottes de Franck ;
- les deux téléphones de Franck ;
- le chargeur démarreur de Franck ;
- mon sac de fringues ;
- les batteries de secours ;
- mes polarisantes ;
- le poste radio.
Et pleins d’autres petits trucs dont je n’ai plus souvenir. En gros, tout ce qui nous permettait d’être autonomes nous a été dérobé. La décision de quitter le lac est rapidement prise, car il se pourrait bien que le pillage de la voiture ne s’arrête pas là et que l’on retrouve Fisty sur cales. Ok, on se barre. Mais pour aller où ? Une fois de plus il est tard et maintenant on n’a plus de destination. Du coup nous décidons de retourner au lac du tour-opérateur (car c’est le plus proche) avec la ferme intention de se planquer le temps de quelques nuits. Quand j’y repense on n’aurait jamais dû bouger du barrage et se démerder à laisser la bagnole chez un particulier contre une petite somme d’argent. De retour au lac du tour-opérateur, on tourne, on tourne, on tourne et puis… ben on ne trouve rien ! Le lac est bas et quelle que soit la zone choisie, il y a toujours dans l’angle de vue une baraque ou une route qui nous empêche d’être réellement en mode incognito. Il nous faut donc nous retourner et choisir une nouvelle destination rapidement.
La tache bleue la plus proche sur la carte se trouve à quelques heures de route vers la frontière sud avec la Croatie, allons-y ! C’est vers 23 h que nous croiserons un panneau rouillé qui indique le lac à 35 km depuis la route principale. Nous n’avons pas plus d’informations, car notre carte n’est pas précise du tout, et nous n’avons pas de GPS… Le seul téléphone de Franck qui avait ces capacités est dans les mains d’un bosniaque maintenant. De toute façon il s’était bloqué suite à un code PIN puis un code PUK tapé tout seul dans la poche de son short… Oui, c’est vrai, les signes nous disaient clairement de rentrer à la maison dès les premiers jours. 2 km plus loin la route se transforme brutalement en chemin de terre et nous tombons sur une patte-d’oie, sans panneau. Bon, on essaye à gauche. Quelques kilomètres plus tard, nouvelle patte d’oie, toujours pas de panneau, et ainsi de suite pendant deux heures … Honnêtement je me demande encore comment on a retrouvé notre chemin.
On aura longé des clôtures de barbelés, traversé des forêts, gravi des collines, traversé des propriétés, croisé des mecs louches, traversé des anciens postes de garde et tout ça pour ne jamais trouver ce putain de lac ! Un peu plus dur au mal que moi ce jour-là, Franck mettra une heure de plus avant de capituler.
- « Bon, on fait quoi ? »
- « Ben on ouvre la carte et on choisit le point bleu le plus proche. »
Quelques centaines de kilomètres et une frontière plus tard, il est 5 heures du matin quand nous claquons les portes de la bagnole, devant une flaque qui nous semble encore bien trop grande par rapport à nos moyens.
BIENVENUE EN TERRE CROATE
Quelques rires nerveux accompagnent les mauvaises blagues lorsque nous déchargeons les beds pour essayer de dormir un peu. Le soleil pointe doucement le bout de son nez et alors que Franck se planque dans son duvet, je distingue en contrebas un marsouinage près du bord. La tête pleine d’idées confuses causées par la fatigue, je sors une canne et une pop-up pour aller la jeter sur la gueule du fish qui vient de monter en surface. La flotte est bien à 300 m de la bagnole et je n’ai maintenant pas d’autre choix que de rester éveillé au cas où cette suicidaire voudrait bien engamer ma bille. Faut vraiment être mort de faim sérieusement ! Bien sûr, il ne se passera rien et je n’observerai pas d’autre activité. Vers 8 h, Franck n’arrivant pas à dormir finit par se lever. Nous décidons rapidement de prendre le canoë et d’aller prospecter une partie du lac. La zone semble assez paisible pour y laisser Fisty et la réparation du joint de la vitre à base de tresse et de scotch est assez solide pour être dissuasive. Et puis il est hors de question de passer le reste de
la session à pêcher au cul du camion. On pagaie une petite heure sur une eau bleu azur, entourée de montagnes arides, sous un soleil qui frappe déjà fort. Ici on se croirait à Saint-Ex.
Le lac semble immense et l’absence de vent le rend plus accessible. Bref tout va bien et, même si on est fatigués, on a le sourire en rentrant dans ce bras qui semble très intéressant à pêcher. Nous plongeons sur un premier spot. Il y a pas mal de grouinages, petits, mais en nombre suffisamment conséquent pour espérer des touches. Le deuxième spot prospecté semble encore plus intéressant et lors de notre prospection en apnée nous tombons à plusieurs reprises sur de grandes zones troublées par des poissons en train de manger. On retourne donc vite au camion pour manger un bout et chercher un accès voiture plus proche pour atteindre la zone. D’après la carte il y aurait une route qui se rapprocherait de cette baie, malheureusement, pas moyen de trouver un accès au lac sans passer par des propriétés privées. On se fera d’ailleurs un pote express. Un vieux croate abîmé par la vie mais au sourire communicatif. On aura l’occasion de faire le tour du proprio et d’avoir un petit cours d’histoire sur la guerre de Yougoslavie. Malgré la barrière de la langue il est très facile de réaliser à quel point ce conflit a pu marquer à vie cette génération. Quelques accolades plus tard, nous prenons le chemin inverse pour retourner à l’accès le plus proche et charger les bateaux.
Je ne sais pas comment on s’est encore démerdés, mais on arrive une fois de plus très tard sur les postes. Il fait quasiment nuit quand je commence à poser ma première canne et bizarrement je ne le sens pas trop… Pourtant la zone est très belle, Franck pêche le premier entonnoir de la baie sur une zone criblée de grouinages entre 6 et 8 m de fond et moi je pêche la berge d’en face quelques centaines de mètres en amont.
J’ai beaucoup de choses à pêcher. Différentes cassures, des murets, des pointes qui avancent progressivement dans le lac mais voilà, c’est mort, il n’y a pas un mouvement en surface et ça me fait un peu flipper. Le lendemain matin le constat est une nouvelle fois maigre, pas un bip au compteur. Je décide de pousser un peu afin de pêcher correctement toute la matinée, au cas où la zone serait fréquentée de jour. J’ai bon espoir d’avoir de bonnes nouvelles lorsque j’observe Franck me rejoindre assez tôt le matin. Il n’en est rien, lui aussi s’est touché cette nuit. Alors qu’il décide de remonter la totalité du bras en canoë je reste en place comme prévu après avoir vérifié que tout pêchait correctement. Bon, pas la peine de faire durer le suspense, il ne se passera rien chez moi et je finirai par rejoindre Francky en amont, pour tomber finalement sur une belle cascade qui alimente le lac d’une eau très fraîche. Un superbe spectacle avec de nouvelles très belles zones à pêcher mais aucun signe particulier qui aurait pu nous pousser à nous enfoncer encore un peu plus dans ce bras.
On retourne donc vers la voiture, sur une pointe entre deux grandes baies exposées au vent du Sud qui commence à se lever. Bref un poste ouvert, stratégiquement intéressant, mais qui demande de pêcher à beaucoup plus grande distance et qui se prête plus à faire du camping pendant quelques jours. Il faut quand même préciser que nous ne sommes pas très bons à ce genre de jeu. La première nuit est encourageante car Francky enregistre le premier run de la session, après sept jours de galères et quatre nuits de pêche sur deux lacs différents, sur une canne à la tiger déposée en apnée dans une douzaine de mètres d’eau. Le hic c’est que le fish doit faire 5 kg et que nous sommes (très) cons. On en veut plus, ou du moins, nous ne sommes pas assez patients, et nous butons un petit peu sur le fait que nous n’avons pas parcouru autant de distance pour tirer sur des saucisses. Les petits grouinages observés, le manque de manifestations de poissons solides et le peu de nourriture naturelle retrouvée sur les fonds nous rendent sceptiques quant à l’idée de gros poissons présents dans ce lac… Bref on s’est barrés, une fois de plus, comme des gamins pourris gâtés !
(Suite et fin dans le prochain numéro)