On pense connaître un lac lorsqu’on y a pêché pendant quelques années, qu’on en a fait plusieurs fois le tour en parvenant à y prendre des poissons régulièrement. Mais un lac change, il vit et évolue chaque année et encore d’avantage avec le réchauffement climatique. Le lac dont je vais vous parler, je le connais assez bien. Je le pratique depuis plusieurs décennies maintenant et je le vois sans cesse évoluer. Je l’ai connu à sa création, alors qu’il n’y avait pas un arbre ni de roseaux, pas un grèbe, aucune aigrette. La vie y est apparue progressivement et la nature a petit à petit décoré avec beaucoup de goût ce bassin artificiel. J’y ai connu des résultats plutôt bons lorsque les poissons étaient jeunes et très nombreux. Depuis l’apparition des herbiers, la nourriture naturelle s’est accrue, diversifiée et les poissons n’ont cessé de grandir. Il aura fallu du temps, beaucoup de temps pour voir apparaître les premières carpes de trente kilos, de sources vérifiables. Et puis le réchauffement climatique, progressif mais rapide, a pointé le bout de son nez. Le véritable hiver n’est plus qu’un lointain souvenir, les carpes s’alimentent copieusement tout au long de l’année, même au réveillon ! L’effet sur leur croissance s’en ressent. Les jeunes poissons gagnent en poids de manière incroyable. J’ai vu des carpes prendre cinq kilos en une année, poids relevé à la même saison. Mais ce réchauffement ne semble pas être que bénéfique. L’été, les fortes chaleurs contribuent au développement des cyanobactéries, de virus et autres cochonneries mortelles pour tous. Les mortalités de poissons, d’oiseaux sont désormais visibles au cœur d’étés exténuants. Il y a de la mort partout dans ces eaux mal brassées, peu oxygénées. Certains fonds de baies sont clairement des cloaques, mélanges d’hydrocarbures, de bactéries et de produits phytosanitaires dans lesquels il ne faudrait pas tremper ne serait-ce que le bout d’un orteil. Mais il y subsiste de la vie ; des jeunes poissons qui m’étaient inconnus deviennent aussi énormes qu’ailleurs, mais au naturel. C’est d’ailleurs un sujet qui nous interroge tous : les carpes en milieu naturel peuvent-elles devenir aussi grosses que dans le privé ? Ma réponse est oui et encore j’évoque ici le privé « normal », pas le privé d’élevage dans lequel le but est le grossissement extrême. Je suis convaincu que les carpes qui ont à disposition une nourriture naturelle variée et à volonté ont un coup de fourchette qui leur fait atteindre les sommets, à la condition de disposer d’une bonne génétique, d’être d’une bonne souche.
Côté technique
Les méthodes de pêche pour aborder un espace sont innombrables. Nous sommes majoritairement influencés par des méthodes très statiques, où le pêcheur se re trouve généralement seul planté derrière ses cannes, lui aussi cloué, immobilisé par la trop grande quantité de matériel dont il dispose. Au lieu de tomber dans le confort, j’ai choisi d’opérer avec beaucoup de simplicité pour aller droit au but, souvent en marge des modes, dans une forme de traque, la pêche dans un état plus pur. Pêcher ainsi, dans ce contexte, me rend plus libre et j’en suis convaincu, plus efficace. Il y a quelques années en arrière, j’avais repéré un endroit où nageaient régulièrement quelques carpes. J’avais réalisé plusieurs captures au printemps et en début d’automne. Les poissons n’étaient pas très gros mais me comblaient vu la difficulté du lac. J’avais essayé l’amorçage dans différents contextes, testé les appâts dans leurs variétés, mais les résultats étaient très similaires. J’ai finalement souhaité y revenir en procédant un peu différemment. Je savais qu’il devait y avoir des gros poissons qui traînaient dans ce lac et je comptais bien optimiser mes chances d’en prendre un, s’il passait dans le coin.
Faire différemment
Nous sommes au printemps et les poissons n’ont pas encore frayé. L’eau est encore assez fraîche et va le rester encore un moment puisque la météo annonce un temps stable. Je n’ai pas d’autre possibilité que de sortir pêcher le week-end, pour une ou deux nuits. Me basant sur ce qui avait déjà bien fonctionné sur les quelques années passées, j’allais construire un petit amorçage, hyper-simple mais original sur quelques jours. Tous les deux jours je suis allé amorcer un seau de quinze litres remplis de boules d’amorçage constituées pour moitié de terre et pour moitié d’amorce à friture. À cela j’ai ajouté un kilo de pellets légèrement trempés dans l’eau, deux boîtes de maïs doux, quelques bouillettes broyées et voilà. Personne ne fait jamais cela ici, c’est donc pourquoi je le fais. La dernière fois, ce mélange m’avait rapporté trois grosses communes, dont deux vraiment géantes. Après un tel résultat je suis revenu plusieurs fois pêcher ce poste, mais les belles avaient déjà pris leur quartier ! J’ai amorcé une petite zone quatre fois un jour sur deux. J’ai espacé les boules de cinq à dix mètres les unes des autres, sans plus de précision. Une fois que tout est au fond de l’eau on se dit que l’espace couvert est ridicule ; c’est vrai ! Comment des carpes vont trouver mon amorçage ? Eh bien ça, c’est leur affaire ! Ces animaux ont l’habitude de chercher et c’est tout ce que je vais leur offrir. Je leur sers le couvert certainement différemment des autres pêcheurs qui ont tous tendance à benner au pied d’un repère. Cette concentration d’appâts peut vite provoquer un stress et devenir néfaste si elle se répète ; cela devient pour elles un signe de danger.
Le jour J, je m’installe pour deux nuits. Le temps est couvert mais il fait bon. Les herbes se sont malheureusement déjà bien développées et je ne vais pas pouvoir pêcher aussi finement que je l’envisageais dans mes meilleurs plans ! Je vais disposer deux cannes uniquement, pour plus de discrétion… Serait-il judicieux de mettre davantage de cannes sur un même spot ou ses alentours ? J’ai pris mes trois livres dix pieds habituelles (je les adore) ainsi que leurs petits moulinets bien costauds garnis de tresse si je devais contrer un poisson dans les herbiers, qui sont désormais clairement une menace. Pour être discret et éviter les sons néfastes, je vais lancer mes deux montages depuis la bordure et éviter de sortir le bateau. Le spot plus ou moins propre est situé à cinquante mètres et il est largement atteignable pour lancer et catapulter les quelques petites boules d’amorce que j’ai fait sécher depuis l’avant-veille. Pour les montages je vais utiliser les deux mêmes. Le fond étant irrégulier et sale, je choisis le Chod-Rig. Le bas de ligne en tresse gainée très rigide est court d’environ cinq centimètres et se placera idéalement au niveau des herbes naissantes. Pour les appâts j’ai choisi des flottantes Scopex Squid de 15 millimètres qui sont capables de soulever mon hameçon (spécial Chod) de taille numéro 4. Certains pensent que les flottantes c’est pour les pêches de jour, mais comme vous le constaterez je pêche aussi la nuit avec ce montage, ça marche très bien.
Que le spetacle commence
Je prends un vrai plaisir à tout organiser dans cette soirée. Je prends mon temps, j’observe. Mes sorties sont tellement rares que leurs saveurs sont rehaussées. La luminosité baisse tranquillement. Le cri strident des foulques occupées à réaliser leurs nids dans la roselière résonne sur le lac et en moi comme un écho. C’est un de ces sons familiers depuis plus de trente ans qui me font me sentir ici comme à la maison. Les deux montages sont lancés et je laisse environ cinquante centimètres de mou dans les lignes pour être sûr d’atténuer les vibrations. Je ne mets pas de contrepoids, ils ne servent à rien dans ce contexte. Peu importe le sens du départ, à cette distance, la ligne s’accrochera aux herbes et fera sonner mes détecteurs. Sous mon parasol, je tombe de fatigue aussi vite que la nuit est arrivée. Je me réveille vers vingt-trois heures. Je me chauffe une Ricola vite fait et je repense à toute ma vie passée dans ces lacs et à la chance que j’ai d’y être, d’avoir vécu des bons moments ; c’est chez moi. Tout est apaisé. Mon chien ne bouge pas à mes pieds. Je me rendors quand un départ tout droit me surprend. Au contact cela ne semble pas très lourd. Les herbes ne m’empêchent pas de ramener correctement. J’ai à faire à un poisson qui se croit à l’abri avec la touffe d’herbe qui lui recouvre la tête. Cela m’arrive parfois, les carpes se laissent ramener tranquillement. Il s’agit d’une belle commune de 16 kg. Je clipse ma tresse et relance. Une heure après, c’est reparti ! Le combat est très puissant, violent même. Je décide de prendre le bateau au bout de quelques minutes car les choses semblent sérieuses. Je pars avec le moteur sur les premiers mètres puis je me fais gentiment tracter vers la gauche, au large. Le combat est incroyable jusqu’à la fin. J’arrive enfin à déposer une miroir de dingue dans le tapis après au moins trente minutes de bataille acharnée. Elle est très haute et arbore une bosse de bison magnifique sur son dos ; c’est un taureau sauvage ! Je pense qu’il s’agit d’un mâle car son ventre est plat pour la saison. Je reviens à la rame en contournant bien le spot par souci de discrétion. Le poisson pèse 28 kilos, c’est exceptionnel. La pêche est réussie.
Le grand combat
À peine assis, la même canne redémarre ; timidement. Les blancs seraient-ils arrivés avec ce remue-ménage ? La tresse se détend soudainement et je peine à reprendre le mou à cause des plantes, une torpille semble se diriger droit dans ma direction. Je monte dans le bateau car la roselière de bordure est un danger. Si un poisson rentre dedans c’est la décroche assurée, et la torpille semble bien vouloir y aller. Je suis à mi-parcours quand je reprends contact et tente de freiner l’élan. Bordel, elle tire comme un diable qui dévalerait une rivière en crue ! Elle va droit dans les roseaux et moi avec. Je pousse la marche arrière et tente de l’en détourner. Ce qui suit se passe en quelques secondes : Main gauche sur la poignée du moteur, la canne se cintre progressivement, scion dans l’eau jusqu’au point dur de ma canne (le point dur reste élastique sur ce blank, sans être un point de rupture). Le poisson ralentit alors que je fais du sur-place. Mais quelle force a ce poisson ! Un silure ? Finalement il repart caudale au plancher dans ma direction. Il passe pile-poil devant moi dans suffisamment peu d’eau pour me hérisser les poils. Cette fois je sais que je combats une vraie géante de trente kilos. Elle donne tout ce qu’elle a pour s’enfuir. Je décide de ne pas prendre de risque car mon montage a déjà beaucoup donné ce soir ! Le poisson me balade dans tous les sens pendant au moins trois quarts d’heure sans montrer le moindre signe de fatigue, c’est un Titan. Le montage résiste et je finis par glisser le poisson dans l’épuisette avec un soulagement total… Quelle bonne pression je me suis infligée !
En ouvrant le filet je découvre un poisson que j’estime à trente kilos car il n’est pas forcément épais. Je remarque le signe distinctif caractéristique d’une souche de carpes de ce lac : une arête dorsale très courte, voir absente et très peu d’écailles. Je me suis repris à trois fois pour le mettre dans le bateau. À la première tentative je l’ai aussitôt comparé à ma batterie gel 150 ampères de 40 kilos. Serait-ce possible ? Presque. Car ce spécimen mesure 109 centimètres pour 36 kilos ! Autant vous dire que le bout de l’aiguille du peson avait emmené un paquet de poussières et de toiles d’araignées ! Je m’empresse de remettre la canne avec un nouveau montage tout neuf et de me poser pour réfléchir à ce qui se passe. J’aimerais partager et parler de ce moment avec quelqu’un, mais il n’y a que mon chien ici. Je suis abasourdi. Je viens de prendre un véritable monstre, authentique, une pièce excessivement rare. D’autant plus qu’il s’agit d’un monstre, au masculin, puisqu’il laisse échapper un peu de laitance. Un mâle de ce poids, c’est encore plus extraordinaire. L’autre canne démarre en flèche. Je n’en peux plus ! Si, si allez vas-y, tu es là pour ça couillon, remets-toi ! Je prends contact et pendant quelques minutes tout va bien. Puis le poisson se cale dans un herbier plus épais. Je prends le bateau et c’est reparti pour un combat d’une quinzaine de minutes intenses. Quel punch elles ont ce soir ! C’est encore une miroir d’un peu plus de 23 kilos. Cette fois je crois que j’ai épuisé le stock de carpes dans le coin, car la fin de nuit est silencieuse. Je me recouche et tombe de fatigue presque immédiatement.
Le diable rouge
Le lendemain le lac a changé. Non pas que son niveau ait baissé, n’exagérons pas, mais il est partiellement recouvert par une pellicule de mues de moucherons. Il y en a peut-être des millions. Je profite de quelques manipulations dans l’eau pour observer chaque détail des poissons. En ouvrant le sac du grand mâle, je découvre des couleurs incroyables. Toute la palette des couleurs d’une carpe y est. Son ventre est jaune et quelques parties de ses flancs, de ses ouïes sont rouges ; est-ce un mangeur d’écrevisses ? Ce poisson va entrer en période de reproduction car sa tête est recouverte par des micro-points blancs, second signe qui décrive les mâles, comme chez les brèmes par exemple. Les seules petites écailles qu’il arbore se trouvent principalement le long de sa nageoire dorsale. Il a un dos massif, un look et une puissance de guerrier infernal, de Diable Rouge. Les poissons repartent dans leur élément le plus rapidement possible, en bonne forme. La journée je ne fais rien, si ce n’est une sieste ! Je repose mes cannes pour la nuit mais je sais parfaitement ce qui m’attend : une bonne nuit de sommeil. Je connais un peu ce lac…